Jane cherche une situation
(Jane in search of a job)
Jane Cleveland feuilleta les pages du Daily Leader et soupira profondément. Elle jeta un regard de dégoût au guéridon de marbre, à l’œuf poché, au toast et au petit pot de thé. Non qu’elle fût sans appétit. Elle mourait de faim et se sentait de taille à avaler une livre et demie de bifteck avec des pommes de terre frites et des haricots verts. Le tout arrosé d’une boisson plus enivrante que du thé.
Mais les jeunes personnes dont les finances sont au plus bas n’ont pas le choix. Jane s’estimait heureuse de pouvoir s’offrir un œuf poché. Le pourrait-elle encore demain ? C’était bien improbable…
Elle reporta de nouveau son attention sur la page des petites annonces du Daily Leader. Jane était sans emploi et sa situation devenait embarrassante. Déjà, l’aimable dame qui présidait aux destinées de l’humble pension de famille où elle avait élu domicile commençait à la regarder de travers.
« Et pourtant, se dit-elle, avançant le menton d’un air indigné – ce qui était une habitude chez elle –, je suis intelligente, jolie et bien élevée. Que veut-on de plus ? »
À en croire le journal, on désirait surtout des dactylos de grande expérience, des directeurs commerciaux disposant de capitaux, des dames désireuses de partager les bénéfices produits par l’élevage de volailles (moyennant également un certain capital) et d’innombrables cuisinières, bonnes à tout faire et femmes de chambre.
« Je ne verrais aucun inconvénient à devenir femme de chambre. Mais, là encore, on ne m’acceptera pas sans expérience. Quant aux jeunes-filles-de-bonne-volonté, on ne les paye pas ! »
Elle poussa un nouveau soupir, abandonna le journal et attaqua son œuf avec toute la vigueur de la saine jeunesse.
La dernière bouchée avalée, elle reprit le Daily Leader et se plongea dans la colonne réservée aux messages de détresse.
Deux mille livres, et tout aurait été si simple ! Elle trouva au moins sept occasions exceptionnelles assurant chacune au moins trois mille livres par an de revenu.
« Si je les avais, je ne m’en déferais pas facilement », songea la jeune fille.
Avec la rapidité due à une longue pratique, elle parcourut la colonne du haut en bas.
Les propositions les plus surprenantes de vente et d’achat se succédaient. Il y avait le clergyman en détresse, la veuve méritante, l’officier invalide qui, tous, avaient le plus urgent besoin de sommes variant entre cinquante et deux mille livres.
Brusquement, elle s’immobilisa, reposa sa tasse de thé et relut les quelques lignes qui venaient d’arrêter son attention.
Cette annonce paraissait louche.
« Il faut être prudente. Cependant… »
L’annonce était ainsi conçue :
Si une jeune femme de vingt-cinq à trente ans, yeux bleu foncé, cheveux blond pâle, cils et sourcils noirs, nez droit, mince, 1m70, bonne imitatrice, sachant le français, veut se rendre au n°7, Endersleigh Street, entre 5 et 6 heures, elle apprendra une bonne nouvelle la concernant.
« Gwendolen l’innocente, ou comment les jeunes filles tournent mal, pensait-elle. Il faut se montrer prudente, mais vraiment, que de détails. Je me demande si… Voyons un peu la description : vingt-cinq à trente ans. J’en ai vingt-six. Yeux bleu foncé, ça va. Cheveux blond pâle, cils et sourcils noirs… tout est parfait. Nez droit ? Ou… oui. À peu près. Je suis mince. Je ne mesure qu’un mètre soixante-huit, mais je peux porter des hauts talons. Je suis une bonne imitatrice… je sais contrefaire les voix. Je parle français comme une Française. Bref, je suis parfaite. À ma seule vue, ils vont tomber à la renverse. »
Résolue, elle découpa l’annonce et la mit dans son sac, puis demanda l’addition.
À 5 heures moins 10, elle effectuait une reconnaissance dans les environs d’Endersleigh Street, petite rue parallèle à deux autres, plus grandes, non loin d’Oxford Circus. Triste, mais respectable.
Le numéro 7 ne différait pas des maisons voisines. Il abritait des bureaux. Mais Jane sut aussitôt qu’elle n’était pas seule à avoir les yeux bleus et les cheveux blonds. Une cinquantaine de ses pareilles s’étaient groupées devant la porte.
« Il y a de la concurrence. Je vais prendre la queue. »
Aussitôt dit, aussitôt fait. Trois nouvelles candidates tournaient le coin de la rue et la jeune fille put faire des comparaisons qui n’étaient pas toutes à son désavantage.
« J’ai autant de chances que la plupart. De quoi peut-il s’agir ? De monter une troupe ? »
La file d’attente s’engouffrait à l’intérieur de la maison avec lenteur mais régularité. Puis un flot de jeunes filles à l’air insolent ou déçu se répandit sur le trottoir et se dispersa.
« Évincées ! se réjouit Jane. J’espère que cela va continuer jusqu’à moi. »
Autour d’elle, on consultait des miroirs avec anxiété, on se poudrait le nez, on se rougissait les lèvres.
« J’aurais bien aimé avoir un chapeau plus élégant », songea la jeune fille avec amertume.
Enfin, ce fut son tour. Elle retint sa respiration et poussa une porte vitrée ouvrant sur un bureau qu’on lui fit signe de traverser. Elle se retrouva dans une pièce plus petite, meublée d’une large table derrière laquelle trônait un homme à l’œil vif et à la moustache imposante. Il enveloppa la jeune fille d’un regard rapide et, du doigt, indiqua une porte, à sa gauche.
— Attendez là, s’il vous plaît, dit-il d’un ton sec.
Jane obéit. Cinq jeunes blondes l’avaient précédée.
Très droites, elles se lançaient des regards dépourvus d’aménité. Jane comprit qu’elle figurait au nombre des candidates retenues et son espoir crût. Elle fut forcée d’admettre, cependant, qu’aux termes de l’annonce, elles semblaient toutes avoir des chances égales.
L’heure passait. De temps à autre, une nouvelle recrue venait grossir la troupe. À 6 heures et demie elles étaient quatorze.
Il y eut un bruit de voix, puis l’homme à la moustache que Jane avait baptisé « le colonel » s’encadra sur le seuil.
— Mesdemoiselles, je vous verrai l’une après l’autre, dans l’ordre de votre arrivée, déclara-t-il.
Jane, qui était la sixième, dut attendre vingt minutes avant qu’on l’appelât.
Le « colonel » était debout, les mains derrière le dos. Il lui fit subir un interrogatoire rapide, s’assura de sa connaissance du français, la mesura.
— Il est possible, dit-il en français, que vous fassiez l’affaire.
— De quoi s’agit-il ? demanda-t-elle sans détour.
Il haussa les épaules.
— Je ne puis vous le dire. Vous le saurez si l’on vous choisit.
— Tout cela me paraît bien mystérieux. Je ne puis accepter sans savoir à quoi m’en tenir. Cela a-t-il un rapport avec le théâtre ?
— Le théâtre ? Certes non.
— Oh ! fit-elle, stupéfaite.
Il la regarda avec attention.
— Vous me semblez intelligente. Savez-vous être discrète ?
— Je suis très intelligente et remarquablement discrète. Quels seraient les honoraires ?
— Deux mille livres pour quinze jours de travail.
— Oh !
La munificence de la somme lui coupait le souffle.
— J’ai déjà retenu une autre personne. Vous me paraissez de même valeur. Peut-être y en a-t-il d’autres que je n’ai pas encore vues. Cependant, voici quelques instructions. Vous connaissez l’hôtel Harridge ?
— Oui.
Qui ne connaissait cette résidence luxueuse, lieu de prédilection des têtes couronnées et de l’aristocratie ? Jane se souvenait d’avoir lu, le matin même, le compte rendu de l’arrivée de la grande-duchesse Pauline d’Ostrova, soucieuse de présider une grande fête de charité au profit des réfugiés russes et qui, bien entendu, était descendue au Harridge.
— Très bien. Allez-y. Demandez le comte Streptitch. Faites-lui passer votre carte. Vous en avez une ?
Jane retira un bristol de son sac. Le « colonel » le prit, inscrivit un « p » minuscule dans un angle et le lui rendit.
— Le comte comprendra ainsi que vous venez de ma part. La décision finale dépend de lui et de… quelqu’un d’autre. S’il vous agrée, il vous mettra au courant. Vous restez libre d’accepter ou de refuser sa proposition. Est-ce satisfaisant ?
— Parfaitement.
« Mais je ne vois toujours pas où est le piège », songea la jeune fille en se retrouvant dans la rue. Il y en a certainement un. Il doit s’agir d’une entreprise criminelle ! C’est presque certain !
Ce n’était pas pour lui déplaire. Elle n’avait aucune idée préconçue contre ce genre d’activité. Les journaux, ces jours derniers, avaient relaté en détail les exploits de nombreuses femmes-bandits. Elle avait sérieusement songé à grossir leur rang, si elle échouait ailleurs.
Elle franchit la porte du Harridge, le cœur battant. Plus que jamais elle souhaita avoir un chapeau neuf.
Mais elle s’avança bravement vers la réception, tendit sa carte et demanda à parler au comte Streptitch. Elle crut déceler une lueur de curiosité dans le regard de l’employé. Il prit la carte et la remit à un groom auquel il dit quelques mots à voix basse. Celui-ci s’éloigna pour reparaître presque aussitôt et prier Jane de l’accompagner. Ils prirent l’ascenseur, longèrent un couloir et s’arrêtèrent devant une porte que le groom heurta du doigt. L’instant d’après, Jane se trouvait dans une vaste pièce, en face d’un grand homme mince, à la barbe claire. Il tenait entre ses doigts la carte de Jane.
— Miss Cleveland ? dit-il lentement. Je suis le comte Streptitch. (Ses lèvres s’écartèrent sur ses dents blanches, dans une tentative de sourire sans chaleur.) Vous vous êtes présentée, je crois, à la suite de notre annonce ? Ce cher colonel Kranin vous a envoyée ici ?
« C’était donc bien un colonel », se dit-elle, satisfaite. Elle se contenta d’incliner la tête.
— … Puis-je vous poser quelques questions ?
Il ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche et entreprit un interrogatoire à peu près semblable à celui que lui avait fait subir le colonel Kranin. Ses réponses parurent le satisfaire, il hocha la tête une ou deux fois.
— … Je vais vous demander à présent, mademoiselle, de marcher jusqu’à la porte et de revenir lentement.
Elle obéit.
« Peut-être veut-on m’engager comme mannequin ? Mais on ne m’offrirait pas deux mille livres pour cela. Enfin, on verra bien. »
Le comte Streptitch, le sourcil froncé, tapotait la table du bout de ses doigts blancs. Soudain, il alla ouvrir une porte et dit quelques mots à un personnage invisible, dans la chambre voisine. Puis il regagna son siège et une petite femme d’âge moyen pénétra dans la pièce. Elle était grasse, très laide, mais imposante.
— Alors, Anna Michaelovna, qu’en pensez-vous ? demanda le comte.
La nouvelle venue examina Jane sans la saluer, comme elle l’eût fait d’une poupée dans une vitrine.
— Elle peut faire l’affaire, dit-elle enfin. Il n’y a pas beaucoup de ressemblance vraie. Mais la silhouette et la carnation sont bonnes, meilleures que chez les autres. Votre avis, Feodor Alexandrovitch ?
— Je partage le vôtre, Anna Michaelovna.
— Parle-t-elle français ?
— Fort bien.
Jane avait de plus en plus l’impression d’être un meuble.
— Sera-t-elle discrète ? demanda la femme, le front plissé.
Le comte se tourna vers Jane et s’adressa à elle en français :
— La princesse Poporensky demande si vous saurez être discrète ?
— Avant de savoir de quoi il s’agit, je ne puis rien promettre.
— Ce que dit cette petite est très juste, remarqua la princesse. Je la crois plus intelligente que les autres, Feodor Alexandrovitch. Dites-moi, mon enfant, êtes-vous aussi courageuse ?
— Je ne sais pas, répondit Jane, surprise. Je n’aime pas beaucoup la douleur, mais je la supporte.
— Il ne s’agit pas de cela ! Le danger vous fait-il peur ?
— Oh ! s’exclama Jane. Je l’adore !
— Et vous êtes pauvre ? Vous aimeriez gagner beaucoup d’argent ?
— Je ne demande que ça !
Le comte et la princesse échangèrent un coup d’œil. Puis, d’un même mouvement, ils inclinèrent la tête.
— Dois-je exposer la situation, Anna Michaelovna ?
La princesse eut un geste de refus.
— Son Altesse souhaite le faire elle-même.
— C’est inutile… et peu sage.
— C’est elle qui commande. Elle m’a chargée de lui présenter la jeune fille dès que vous en aurez fini avec elle.
Streptitch haussa les épaules. Il était mécontent, c’était visible, mais il s’inclina.
— La princesse Poporensky veut vous présenter à Son Altesse la grande-duchesse Pauline, dit-il à Jane. Ne vous alarmez pas.
Alarmée, Jane ne l’était pas le moins du monde. Elle était ravie à l’idée de voir de près une véritable grande-duchesse. Elle en oubliait son chapeau.
La princesse lui fit signe et elles passèrent dans une sorte d’antichambre, La grosse dame gratta à une porte qu’elle ouvrit après qu’on lui eut crié d’entrer.
— Madame, puis-je vous présenter miss Jane Cleveland ? dit-elle d’un ton solennel.
Une jeune femme, assise dans un vaste fauteuil, se leva d’un bond et s’avança vivement. Elle regarda fixement Jane pendant quelques secondes, puis elle éclata de rire.
— Mais c’est merveilleux, Anna ! s’écria-t-elle. Jamais je n’aurais cru que vous réussiriez aussi bien. Venez. Mettons-nous côte à côte. (Elle s’empara du bras de Jane et l’entraîna devant un haut miroir.) Vous voyez ! s’exclama-t-elle, enthousiasmée. La ressemblance est parfaite !
Jane commençait à comprendre. Elle avait peut-être un an ou deux de plus que la grande-duchesse mais elle avait la même nuance de cheveux, la même silhouette.
La grande-duchesse battit des mains. C’était, semblait-il, une jeune femme de caractère aimable.
— C’est parfait. Vous pouvez féliciter Feodor Alexandrovitch de ma part, Anna. Il a bien travaillé.
— Cette jeune fille ne sait pas encore de quoi il s’agit, madame, murmura la princesse.
— C’est vrai, remarqua la grande-duchesse, retrouvant son calme. J’oubliais. Bon. Je vais le lui expliquer. Laissez-nous, Anna Michaelovna.
— Mais, madame…
— J’ai dit : laissez-nous !
Elle frappa du pied, mécontente. Anna Michaelovna quitta la pièce de fort mauvaise grâce. La grande-duchesse s’assit et fit signe à Jane de l’imiter.
— Ces vieilles femmes sont fatigantes ! Mais il faut bien les supporter. Anna Michaelovna vaut mieux que la plupart. À présent, mademoiselle… Ah ! oui, Jane Cleveland. J’aime ce nom. Vous aussi, vous m’êtes sympathique. Je vais vous expliquer. Ce ne sera pas long. Vous connaissez l’histoire d’Ostrova ? Ma famille est pratiquement anéantie, massacrée par les communistes. Je suis la dernière descendante de la lignée. Comme femme, je ne puis prétendre au trône. On devrait donc me laisser en paix. Mais non ! Où que j’aille, on tente de m’assassiner. C’est ridicule n’est-ce pas ? Ces brutes imbibées de vodka n’ont aucun sens de la mesure.
— En effet, dit Jane pour marquer son intérêt.
— Je passe le plus clair de mes jours dans des endroits discrets où je puis prendre des précautions. Mais, de temps à autre, il me faut participer à des cérémonies publiques. Pendant mon séjour ici, par exemple, j’aurai à assumer des fonctions semi-officielles. À Paris aussi, à mon retour. J’ai une propriété en Hongrie… Donc… je ne devrais pas vous dire cela mais votre visage me plaît… Enfin, bref, il est très important que l’on ne m’assassine pas durant les quinze jours qui viennent.
— Mais la police…
— La police ? Oh ! oui, elle est très habile, je crois. Nous aussi, nous avons nos espions. Je puis être prévenue du moment de l’attentat. Mais l’avertissement peut aussi arriver trop tard.
Elle haussa les épaules.
— Je commence à comprendre, dit Jane lentement. Vous voulez me voir prendre votre place ?
— À certaines occasions seulement, protesta la grande-duchesse. J’ai besoin de vous avoir sous la main. Peut-être me faudra-t-il utiliser vos services deux, trois ou quatre fois en quinze jours. Et ce à l’occasion d’apparitions officielles en public. Naturellement, il ne saurait en être question dans la vie privée.
— Évidemment.
— Vous ferez parfaitement l’affaire. Feodor Alexandrovitch a eu une bonne idée avec son annonce, n’est-ce pas ?
— Et si l’on m’assassine ?
— C’est un risque à courir, bien sûr. Mais, à en croire nos services de renseignements, on tentera simplement de m’enlever. Pour être honnête… Il se peut qu’on jette une bombe.
— Je vois.
Elle essayait d’imiter les façons désinvoltes de Pauline. Elle aurait beaucoup voulu parler de la question d’argent, mais elle ne savait comment s’y prendre. La grande-duchesse la tira d’embarras.
— Vous serez payée, naturellement. Je ne me souviens pas de la somme suggérée par Feodor Alexandrovitch.
— Le colonel Kranin a parlé de deux mille livres.
— C’est cela. Je me le rappelle, à présent. C’est suffisant, j’espère ? Préférez-vous trois mille ?
— Oui, si cela ne fait pas de différence pour vous.
— Vous avez le sens du commerce, remarqua Pauline aimablement. J’aimerais être comme vous. Je ne comprends rien à l’argent. Quand j’en veux, j’en ai, c’est tout.
Simple mais admirable tournure d’esprit.
— … El comme vous le dites, il y a du danger. Vous ne pensez pas, j’espère, que je vous laisse ma place par lâcheté ? Pour Ostrova, je dois me marier et avoir au moins deux fils, c’est très important. Ce qui pourra m’arriver après ne compte pas.
— Je comprends.
— Et vous acceptez ?
— Oui, répondit la jeune fille, résolue.
Pauline frappa plusieurs fois dans ses mains. La princesse Poporensky apparut aussitôt.
— Je l’ai mise au courant, Anna. Elle fera tout ce que nous voulons et recevra trois mille livres. Dites à Feodor d’en prendre note. Elle me ressemble beaucoup, n’est-ce pas ? En plus jolie.
La princesse sortit de la pièce et reparut en compagnie du comte Streptitch.
— Nous avons tout arrangé, Feodor Alexandrovitch.
Il s’inclina.
— Saura-t-elle tenir son rôle, je me le demande ? dit-il en regarda Jane.
— Vous allez voir. Vous permettez, madame ?
La grande-duchesse acquiesça avec empressement.
Jane se leva.
— Mais c’est merveilleux, Anna, déclara-t-elle. Jamais je n’aurais cru que vous réussiriez aussi bien. Venez, mettons-nous côte à côte. (Et comme Pauline l’avait fait, tout à l’heure, elle entraîna celle-ci devant la glace.) Vous voyez ! La ressemblance est parfaite !
Paroles, manières, gestes, tout était imité avec art. La princesse hocha la tête et émit un grognement de satisfaction.
— C’est très bien, dit la grande-duchesse. Cela abusera tout le monde. Vous êtes très habile. Je serais incapable d’imiter quelqu’un même pour sauver ma vie. Anna s’occupera des détails avec vous. Emmenez-la dans ma chambre, Anna, et essayez-lui quelques-unes de mes robes.
Elle les congédia gentiment d’un geste et la princesse Poporensky entraîna Jane.
— Voici ce que Son Altesse portera pour inaugurer la vente de charité, expliqua la grosse dame en montrant une audacieuse création noire et blanche. Cette fête aura lieu dans trois jours. Peut-être vous faudra-t-il la remplacer… Nous ne le savons pas encore.
Sur la prière d’Anna, Jane ôta ses vêtements et essaya la robe. Elle lui allait parfaitement.
— C’est fort bien. Un peu long peut-être. Son Altesse est plus grande que vous.
— Le remède est simple. La grande-duchesse ne porte pas de talons. Je peux mettre le même genre de chaussures qu’elle, mais avec un talon.
Anna Michaelovna lui montra les escarpins que Pauline avait l’habitude de porter avec cette toilette. Jane les étudia pour pouvoir en acheter de semblables.
— Pour bien faire, il vous faudrait avoir une robe de nuance et d’étoffe différentes de celle de la grande-duchesse, dit Anna. Si vous devez prendre sa place à un moment donné, la substitution sera moins apparente.
Jane réfléchit une minute.
— Que diriez-vous d’un ensemble en jersey rouge ? Et peut-être des lunettes sans monture… Cela modifie beaucoup l’aspect du visage.
Ces deux suggestions furent approuvées.
Jane quitta l’hôtel avec cent livres dans son sac, des instructions relatives à ses différents achats et ordre de prendre une chambre à l’hôtel Blitz, sous le nom de miss Montresor, de New York.
Le surlendemain, elle reçut la visite du comte Streptitch.
— Quelle transformation ! dit-il en s’inclinant.
Jane lui fit une petite révérence ironique. Ses nouveaux vêtements et sa vie luxueuse lui plaisaient beaucoup.
— Tout cela, c’est très beau, dit-elle en soupirant. Mais votre visite, je pense, signifie que le moment est venu pour moi de me mettre au travail.
— C’est exact. Nous avons reçu des renseignements. On tentera probablement d’enlever Son Altesse à son retour de la vente de charité. Celle-ci a lieu, vous le savez, à Orion House, à une dizaine de kilomètres de Londres. Son Altesse sera forcée de paraître car la comtesse d’Anchester, qui parraine la fête, la connaît personnellement. Mais, pour la suite, j’ai pensé à ceci.
Jane l’écouta avec attention, posa quelques questions et, finalement, déclara avoir parfaitement compris le rôle qu’elle aurait à jouer.
Le lendemain, le soleil brillait de tous ses feux. Comme on ne saurait compter sur la clémence du temps en Angleterre, la vente de charité eut lieu dans les salons d’Orion House, propriété, depuis cinq siècles, des comtes d’Anchester. Les lots étaient variés et souvent somptueux. Cent femmes de la haute société avaient eu la charmante idée de donner chacune une perle de leur propre collier. Elles devaient être mises aux enchères. On comptait aussi des attractions de toutes sortes.
Jane arriva de bonne heure. Elle portait une robe rouge et un petit chapeau de même couleur, des chaussures en lézard à hauts talons.
L’apparition de la grande-duchesse Pauline fit sensation. Une petite fille lui offrit des roses. Elle fit un discours charmant et bref. Le comte Streptitch et la princesse Poporensky l’accompagnaient.
Elle avait mis la robe blanche et noire que Jane avait vue et une petite cloche noire ornée d’une aigrette blanche retombant sur la voilette qui lui couvrait à demi le visage. Jane ne put s’empêcher de sourire.
La grande-duchesse visita les étalages divers, procéda à quelques achats, sans se départir de sa grâce. Puis elle se prépara à prendre congé.
Jane entra alors en scène. Elle aborda la princesse Poporensky, la priant de la présenter à la grande-duchesse ;
— Oh ! mais parfaitement ! dit Pauline d’une voix claire. Miss Montresor ? Je me souviens de ce nom. C’est une journaliste américaine, je crois. Elle a beaucoup aidé notre cause. Je serais heureuse de lui accorder une interview. Y a-t-il un endroit où l’on ne nous dérangera pas ?
On s’empressa de mettre une pièce à la disposition de la grande-duchesse. Le comte Streptitch fut chargé d’y conduire miss Montresor. Sa mission accomplie, il se retira et les deux jeunes filles échangèrent leurs vêtements avec l’aide de la princesse.
Trois minutes plus tard, la grande-duchesse reparaissait, son bouquet de roses à la hauteur de son visage.
Elle adressa, en français, quelques mots d’adieu à lady Anchester et gagna sa voiture qui l’attendait. La princesse Poporensky monta à côté d’elle et l’auto démarra.
— Et voilà, dit Jane. Je me demande comment miss Montresor pourra sortir.
— Personne ne fera attention à elle.
— C’est vrai. J’ai bien tenu mon rôle, n’est-ce pas ?
— Avec beaucoup de finesse, oui.
— Pourquoi le comte n’est-il pas avec nous ?
— Il a été forcé de rester. Il faut veiller sur Son Altesse.
— J’espère que l’on ne jettera pas de bombe. Tiens, pourquoi quitte-t-on la grand-route ?
Dans un crissement de pneus malmenés, la voiture s’engageait sur un chemin de traverse.
Jane protesta auprès du chauffeur qui se contenta de rire et d’accélérer.
— Vos espions avaient raison, dit-elle. Enfin, plus longtemps nous tiendrons, mieux cela vaudra pour la grande-duchesse. Laissons-lui le temps de regagner Londres.
La perspective du danger ravissait la jeune fille. L’idée d’une bombe ne l’avait nullement enthousiasmée, mais ce genre d’aventure plaisait à son esprit Sportif.
Brusquement, la voiture s’arrêta. Un homme sauta sur le marchepied. Il tenait un revolver à la main.
— Haut les mains !
La princesse obéit, docile, mais Jane se contenta de le regarder avec dédain.
— Demandez-lui la signification de cet outrage, dit-elle en français à sa compagne.
Mais le bandit ne lui laissa pas le temps d’ouvrir la bouche et la noya sous un flot de paroles dans une langue étrangère.
Ne comprenant pas un mot, Jane haussa les épaules. Le chauffeur avait rejoint l’autre homme.
— Votre Grandeur consentirait-elle à descendre ? dit-il avec un sourire sardonique.
Jane sortit de la voiture, son bouquet à hauteur du visage. La princesse la suivit.
— Votre Grandeur veut-elle venir par ici ?
Sans relever les façons insolentes du chauffeur, Jane se dirigea vers une maison basse située à une centaine de mètres de l’endroit où la voiture s’était arrêtée.
L’homme armé suivait de près les deux femmes. Ils gravirent un perron et on les fit pénétrer dans une pièce meublée en tout et pour tout d’une table et de deux chaises. L’homme au pistolet claqua la porte et la ferma à clef.
Jane jeta un coup d’œil à la fenêtre.
— Évidemment, je pourrais sauter, mais je n’irais pas bien loin. Le mieux est d’attendre, pour le moment. Je me demande si on nous apportera quelque chose à manger.
Sa curiosité fut satisfaite une demi-heure plus tard.
On posa devant elles un grand bol de soupe fumante et deux morceaux de pain sec.
— Les aristocrates n’ont pas droit au luxe, à ce qu’il paraît, dit-elle quand la porte fut refermée. Laquelle de nous deux commence ? Vous ou moi ?
La princesse Poporensky parut horrifiée.
— Comment pourrais-je manger ? Qui sait quels dangers affronte ma maîtresse à l’heure actuelle ?
— Elle se porte très bien, répliqua Jane. Mon sort me préoccupe davantage. Ces gens ne seront pas du tout satisfaits quand ils s’apercevront de leur erreur. Ce sera peut-être très désagréable. Je joue le jeu le plus longtemps possible et je déguerpis à la première occasion.
La princesse ne répondit pas.
Jane, qui avait faim, mangea toute la soupe. Elle avait un drôle de goût, mais elle était chaude.
La princesse versait des larmes silencieuses. Jane, qui se sentait la tête lourde, s’installa de son mieux sur sa chaise.
Puis elle s’endormit.
Elle s’éveilla en sursaut. Elle avait dû dormir fort longtemps. Elle avait très mal à la tête.
Brusquement, elle fit une découverte qui la stupéfia.
Elle portait la robe de jersey rouge !
Elle se redressa, regarda autour d’elle. Elle se trouvait toujours dans la pièce de la maison abandonnée. Mais la princesse Poporensky avait disparu.
« Je n’ai pas rêvé, sans quoi je ne serais pas ici. »
Un coup d’œil à l’extérieur révéla un autre détail d’importance. Quand elle avait perdu conscience, le soleil éclairait la fenêtre. À présent, la maison étendait son ombre sur le sentier.
« Cette bâtisse donne à l’ouest, se dit la jeune fille. Je me suis endormie dans l’après-midi. Maintenant, c’est le matin ; la soupe devait être droguée et puis… Oh ! je ne sais pas ! Tout cela est bien étrange. »
Elle traversa la pièce, tourna la poignée de la porte. Celle-ci s’ouvrit. Elle entreprit de visiter la maison. Elle était vide et silencieuse.
Sa tête douloureuse entre ses mains, elle s’efforça de réfléchir. Puis elle remarqua un journal froissé jeté devant le seuil. Une énorme manchette lui sauta aux yeux.
Une femme-gangster américaine en Angleterre. La femme à la robe rouge. Sensationnel hold-up à la vente de charité d’Orion House.
Assise sur une marche, Jane lut l’article avec stupeur. Peu après le départ de la grande-duchesse Pauline, trois hommes et une jeune fille en robe rouge armés de revolvers avaient tenu la foule en respect. Ils s’étaient emparés des cent perles et avaient pris la fuite dans une voiture de course. On n’avait pas encore retrouvé leur trace. Comme le précisait une dépêche de dernière minute, la femme-gangster en robe rouge était descendue à l’hôtel Blitz sous le nom de miss Montresor, de New York.
— Je suis dans le bain ! Je me doutais qu’il y avait un piège ! murmura Jane.
Soudain, un bruit étrange la fit sursauter. Une voix d’homme répétant toujours le même juron.
— Bon sang de bon sang !
Cela exprimait tellement ses propres sentiments que Jane descendit les marches en courant. Un jeune homme couché par terre essayait de se relever. Jamais Jane n’avait vu un visage plus charmant. Il était couvert de taches de rousseur et plutôt railleur.
— … Bon sang ! Ma tête, bon s… (Il s’interrompit à la vue de Jane.) Je dois rêver, acheva-t-il d’une voix faible.
— Je le croyais aussi, répondit Jane. Mais non ! Qu’est-il arrivé à votre tête ?
— Quelqu’un a cogné dessus. Heureusement, elle est dure. (Il réussit à s’asseoir et fit une grimace.) Mon cerveau ne va pas tarder à fonctionner. Je suis toujours au même endroit, je le vois.
— Comment êtes-vous arrivé ici ?
— C’est une longue histoire. Au fait, vous n’êtes pas la grande-duchesse Machin ?
— Non. Je m’appelle simplement Jane Cleveland.
— Simplement ! C’est une façon de parler, dit le jeune homme avec un regard admiratif.
Jane rougit.
— Je vais essayer de vous trouver un peu d’eau, dit-elle gênée.
— C’est la coutume, je crois. Mais je préférerais du whisky.
Malgré toutes ses recherches, Jane ne put en découvrir. Le jeune homme but une longue gorgée d’eau et déclara se sentir mieux.
— Dois-je vous conter mes aventures, ou préférez-vous raconter les vôtres ?
— Vous d’abord.
— Ce n’est pas grand-chose. J’ai remarqué l’arrivée de la grande-duchesse à la vente. Elle avait des chaussures plates et je l’ai vue repartir montée sur hauts talons. J’ai trouvé cela plutôt étrange. Je n’aime pas ce que je ne comprends pas. J’ai suivi la voiture sur ma moto et je vous ai vue entrer dans cette maison. Dix minutes plus tard environ, une voiture de course a fait son apparition. Trois hommes et une femme en rouge l’occupaient. La femme portait des chaussures plates. Ils sont entrés dans la maison. « Talons plats » est ressortie habillée en noir et blanc. Elle a grimpé dans la première voiture, accompagnée d’une femme d’un certain âge et d’un grand type à la barbe blonde. Les autres se sont tirés dans l’auto de course. Je croyais la maison vide et je cherchais à passer par une fenêtre pour vous délivrer quand quelqu’un m’a assommé par-derrière. C’est tout. À votre tour.
Jane lui fit le récit de ses exploits.
— C’est une chance inouïe que vous m’ayez suivie. Imaginez un peu dans quel pétrin je me trouverais, autrement ! La grande-duchesse aurait eu un parfait alibi. Elle a quitté la vente avant le hold-up et regagné Londres dans sa voiture. Qui aurait cru à mon histoire invraisemblable ?
— Personne, dit le jeune homme avec conviction.
Ils s’étaient tellement absorbés dans le récit de leurs aventures qu’ils n’avaient pas remarqué un homme de haute taille, appuyé au mur de la maison. Il leur fit un petit signe amical.
— Très intéressant, dit-il.
— Qui êtes-vous ? s’écria Jane.
— Détective-inspecteur Farell, dit-il doucement. Votre histoire m’a beaucoup plu. À part un détail ou deux, nous aurions pu avoir du mal à vous croire.
— Par exemple ?
— La véritable grande-duchesse, nous l’avons appris ce matin, s’est fait enlever par son chauffeur, à Paris.
— Oh !
— Et nous connaissions l’arrivée de l’Américaine en Angleterre. Nous nous attendions à une histoire de ce genre. Nous lui mettrons la main dessus très vite, je puis vous le promettre. Excusez-moi une minute, s’il vous plaît.
Il gravit le perron quatre à quatre et pénétra dans la maison.
— Eh bien, par exemple !
Jane se tourna vers le jeune homme.
— Vous êtes un bon observateur pour avoir remarqué les chaussures !
— C’est tout naturel. J’ai été élevé avec elles. Mon père est une sorte de roi du soulier. Il voudrait me voir prendre sa suite, me marier et m’établir… pour le principe. Moi, je voulais être artiste… (Il poussa un profond soupir.)
— Comme je vous comprends.
— J’ai essayé pendant six ans, en vain. Je n’ai aucun talent. Je vais laisser tomber tout ça et rentrer à la maison, en enfant prodigue. Une bonne situation m’y attend.
— L’essentiel, c’est d’avoir du travail. Pourriez-vous m’aider à trouver une place dans un magasin de chaussures ?
— J’ai mieux à vous offrir… si vous acceptez.
— Quoi ?
— Je vous le dirai plus tard. Jusqu’à hier, je n’avais jamais rencontré une jeune fille qui me plût vraiment.
— Hier ?
— À la vente. Je l’ai vue – Elle – l’Unique !
Il regardait Jane de façon très éloquente.
— Ces delphiniums sont ravissants, dit-elle, les joues brûlantes.
— Ce sont des lupins, rectifia le jeune homme.
— Cela n’a aucune importance.
— Non, en effet, admit-il.
Et il se rapprocha de Jane.
(Traduction de Monique Thies)